C’est ainsi que mon grand-père aimait commencer son histoire. « J’aurais dû être boucher-charcutier. » Après une petite pause pour faire monter le suspens et ménager ses effets, il poursuivait son récit. La classe ’38, contrairement aux précédentes, n’avait pas été démobilisée. La direction d’une vie tient à peu de chose.
Au lieu de finir son service militaire et reprendre le commerce de son oncle, la seconde guerre mondiale l’envoya au fort d’Eben-Emael en tant que jeune officier. Récemment construit et réputé imprenable, ce fort devait permettre à la Belgique de garder sa neutralité et son intégrité.
Suite à une attaque innovante et aussi à certaines déficiences notables, le « plus puissant fort d’Europe » capitula en moins de deux jours (récit détaillé ici). En réalité, le premier quart d’heure fut déjà décisif.
Mon grand-père fut fait prisonnier et emmené à travers les Pays-Bas. Il fit une tentative d’évasion en chemin, sans succès. Il fut gardé trois mois au secret. J’ignore s’il fut dans un Oflag ou un Stalag, il y eut une histoire d’échange de veste – la sienne était celle d’un artilleur – et finalement il bénéficia de la Flamenpolitik. Il fut l’avant-dernier prisonnier libéré. La guerre se poursuivit et je sais qu’il mena encore des combats mais j’ignore les détails, je ne sais pas même ce qui lui valut le titre de Ridder (chevalier).
Après la libération, il fut caserné près de la frontière en Allemagne. Ma grand-mère m’a raconté leur rencontre féérique à l’occasion d’une fête dans un château. Ce beau jeune homme parlait tellement bien l’allemand qu’elle ne s’était rendue compte de rien. Je vous laisse imaginer le drame que cela a causé dans leurs familles respectives. Sans compter que ma mère est née hors mariage en 1951. Cela se termina apparemment en cours martiale. Mon grand-père épousa sa « boche », comme j’imagine qu’on devait la surnommer ici (et comme ma propre mère fut baptisée par ses camarades de classe).
Cet épisode fut tellement douloureux dans l’histoire familiale que je ne l’ai appris que très récemment. Cela reste nébuleux pour moi et même pour ma mère, qui sait avoir été élevée les premiers temps par sa grand-mère (pendant un an ou deux) en Allemagne alors que sa mère était en Belgique, s’épuisant au travail dans le café-dancing de ses beaux-parents.
Mon grand-père ne parlait jamais de cela. Il évoquait ses années à l’administration en tant que militaire de carrière. Après il travailla dans le secteur des assurances et finalement il reprit une activité d’un autre membre de la famille en devenant dresseur pour chiens (et… pour maîtres !). Entre sérieux et anecdotes, les yeux un peu embués, il ponctuait régulièrement son récit par un « ça, c’est ton Bon-Papa ».
C’était un merveilleux comédien et conteur d’histoires dont l’imagination sans limite a bercé l’enfance de ses enfants et petits-enfants.
7 commentaires
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9 décembre 2021 à 9:08
valeriedehautesavoie
J’imagine oh combien, en tant qu’alsacienne pure souche, née douze ans après la guerre, les allemands n’étaient pas vraiment aimés. La rencontre féérique fait rêver, on imagine un clair de lune et des guirlandes décorant les arbres sous lesquels ton grand-père et ta grand’mère se sont découverts 🙂
9 décembre 2021 à 9:21
Alain
Bonjour
Boucherie Charcuterie Guerre Équarrissage pour tous !
Bises
10 décembre 2021 à 16:30
Dr. CaSo
Les aventures de ton grand-père ressemblent beaucoup à celles de mes grands-pères aussi, avec autant de « trous » et de complications. Des hommes extraordinaires et courageux, qui nous manquent beaucoup, et à qui on aimerait pouvoir poser encore tellement de questions, n’est-ce pas?
10 décembre 2021 à 21:25
Hervé
a travers cette histoire et le soin que tu mets à la reconstituer, c’est touchant de lire ton attachement à ta famille et à ton grand père.
Et même cette union difficile après guerre garde un coté romantique, en tout cas à la lire.
Dans ma famille à moi des histoires qu’on n’a pas envie d’entendre sont remontées de l’autre bout de la terre et des années 70, des histoires d’attouchements qui ne donnent pas envie d’en savoir plus.
11 décembre 2021 à 11:44
dieudeschats
Valérie> Le visage de ma grand-mère s’animait quand elle en parlait, ce souvenir de leur rencontre n’avait heureusement pas été flétri par les difficultés vécues ensuite. J’imagine combien les vexations, humiliations et mesquineries étaient monnaie courante… se venger après-coup sur des gens qui n’y étaient pour rien, quelle bravoure ! 🙄
Alain> Tu as bien résumé ! Il est d’ailleurs plus que temps d’arrêter cette autre guerre.
Dr. CaSo> Tes grands-pères ont-ils été plus prolixes sur cette période de leur vie ? Nous on n’osait pas trop poser de questions, c’était un sujet sensible sur lequel il n’avait visiblement pas envie de s’appesantir… (ce n’est qu’à leurs noces d’or ou de diamant que j’ai appris qu’il était chevalier)
A vrai dire il me manquait déjà avant sa mort, mes grands-parents ayant été fort monopolisés par d’autres membres de la famille.
Hervé> Il n’est encore pas clair pour moi aujourd’hui de savoir ce que la cour martiale est venue faire là-dedans. Etait-ce pour obliger mon grand-père à épouser ma grand-mère, ou pour le lui autoriser ? En tous cas ils ne se sont plus quittés et ont formé à mes yeux un couple très uni jusque dans leurs vieux jours, ne manquant pas de complicité ni de tendresse.
11 décembre 2021 à 14:40
Hervé
ah les histoires d’amours 😉 celle ci commence une peu comme chez Capulet et les Montaigus mais se termine beaucoup mieux, j’en suis ravi et encore touché que tu leur rende hommage ❤
12 janvier 2022 à 7:35
Alcib
Malgré les moments difficiles, tes grands-parents semblent avoir eu une belle vie, et leur amour aura été plus fort que toutes les bêtises auxquelles ils ont eu à faire face.
J’envie toujours les gens qui ont pu connaître leurs grands-parents et sentir parfois la complicité, ou deviner toute la richesse de ce que l’on ne connait pas vraiment, de leur vie intérieure, secrète ou pas.
Et ton grand-père a dû se faire beaucoup d’amis en devenant dresseur de chiens… et peut-être aussi quelques ennemis, en devenant dresseur de maîtres.
Cesar Millan le dit souvent : quand les chiens ont des problèmes de comportement, ce sont les maîtres qu’il faut rééduquer.
Bonne année 2022.